La faille
Veuillez trouver ci-dessous l’appel à communication pour l’atelier commun de la Société d’Études Modernistes (SEM) et de la Société d’Études Woolfiennes (SEW) qui se tiendra à l’occasion du congrès de la SAES à Clermont-Ferrand les 2, 3 et 4 juin 2022.
Les communications sont à faire parvenir avant le 1er décembre 2021 à Olivier Hercend (ohercend@yahoo.com) et Patricia Godi (patriciagodi@orange.fr)
Le terme de « modernisme », dans sa complexité et sa multiplicité, désigne un ensemble d’éruptions et de disruptions tectoniques, qui ont bouleversé le paysage culturel, et s’érigent toujours à l’arrière-plan du monde actuel, comme la chaîne des Puys-Faille de Limagne sur l’horizon de ce colloque 2022 à Clermont-Ferrand. Au cours de ce panel, nous nous proposons d’aller explorer ces chaînes, dans leurs continuités, leurs élévations, mais aussi dans ce qu’elles ont de brisé, d’incohérent et de violemment déstructuré. Car pour nous qui arpentons ces imposants monuments, les failles apparaissent aussi intrigantes et tentantes, sinon davantage, que les pics.
La notion de faille paraît dès l’abord propice à la critique moderniste. Le modernisme s’est fondé sur la prise de conscience des limites et de la vulnérabilité sous-jacente à une certaine conception de la modernité. Les crises et les guerres qui ont agité la civilisation européenne ont ouvert des lignes de failles toujours plus béantes, masquées superficiellement par des compromis idéologiques et culturels qui imposaient leurs contraintes au monde de l’art. La réaction, souvent violente, à ces contraintes, est au cœur de postures modernistes aussi opposées que celles de Marinetti et de Beckett, en passant par H.D. ou Woolf. Comme le dit Sarah Cole dans At the Violet Hour: Modernism and Violence in England and Ireland, « modernism [is] essentially and deeply concerned with violence, given its commitment to deconstructing great cultural institutions that are fundamentally sustained by violence, such as gender, social hierarchy, and empire, and to exploring the human psyche ».
Les questions de failles humaines constituent le pendant intime de ces explorations hors des cadres. L’on pense à la conceptualisation de l’expérience dans la thèse de T.S. Eliot, qui fait écho à la maxime de « Tradition and the Individual Talent » : « the more perfect the artist, the more completely separate in him will be the man who suffers and the mind which creates. ». L’on revient aux déambulations psychiques de Joyce, qui ont servi à illustrer dans le séminaire de Jacques Lacan la « géométrie interdite de l’imaginaire » et à illustrer une vision du langage comme « faisant trou dans ce que l’on peut situer comme réel ». Les notions de sujet, de persona et d’impersonnalité chez Eliot ou Pound, les brisures psychiques dont Wyndham Lewis ou Ernest Hemingway font les centres absents de leurs écrits, sont autant de lieux où les gouffres du monde s’inscrivent à même la chair et l’esprit des individus. Dans le cas de Woolf en particulier nous pourrons réfléchir à la poétique de la faille comme ce qui ouvre dans les mots la brèche du réel : « broken words, inarticulate words … But for pain words are lacking. There should be cries, cracks, fissures » (The Waves). Cette poétique s’engouffre dans la faille entr’aperçue des jours « a vault seemed to open in the zenith of the far blue sky, a shaft which ran up for ever » (« Impassioned Prose »), et prend l’opacité de l’histoire à contre-temps. Ainsi pourrait-on voir le clivage dans l’obscurité de « Time Passes » : « Some cleavage of the dark there must have been, some channel in the depths of obscurity through which light enough issued » (To the Lighthouse), comme la faille qui, distordant notre sens de l’espace-temps, ouvre le texte au clignotement du lointain dans le présent.
Or penser la faille, c’est aussi comprendre quelle forme d’art permet de s’y confronter. Face aux limites des conventions littéraires, les artistes qui cherchaient à aller plus loin ont dû se battre. Virginia Woolf, dans des essais comme Mr Bennett and Mrs Brown, a longuement théorisé ces insuffisances et les efforts de ses contemporains pour outrepasser les limitations de leur héritage culturel. Étudier les ruptures formelles comme autant de moyens de dépasser un statu-quo, comme le fait Marjorie Perloff dans The Futurist Moment: Avant-Garde, Avant Guerre and the Language of Rupture, mène à recontextualiser la notion d’expérimentation. Les explorations des marges, des espaces de silence, des ruptures grammaticales et syntaxiques, mais aussi des traductions et du plurilinguisme ou encore de l’intermédialité au sein des œuvres modernistes, ouvrent à une certaine positivité des gouffres, comme espaces de libération et de dissémination de l’écriture.
Néanmoins, s’arrêter à l’idée que le modernisme s’intéresse aux failles revient à oublier ce que la notion même de « modernisme » a d’ouvert et même de brisé. Les failles sont à même la chair du modernisme, les brisures psychiques à même l’expérience vécue, les violences et les ruptures, jusqu’à la mort, président au destin des artistes eux-mêmes. Les récits autobiographiques mettent souvent en avant ce processus, comme « The Crack Up » de F. Scott Fitzgerald, qui affirme dès ses premiers mots : « Of course all life is a process of breaking down. »
Il faut, pour faire justice à l’idée de faille, parler des guerres, des coupures idéologiques, des disputes, des maladies, des remords et de leur impact décisif sur les œuvres. Et avec elles, des éléments qui ont pu soigner, suturer, remettre de l’ordre dans le chaos – que l’on pense à l’intitulé du colloque 2024 de la SEM, sur la question de « therapeutics ». Les lectures croisées, les critiques, les différends au sujet de l’art dessinent leurs propres lignes de failles. En outre, il est nécessaire de parler de ceux et celles qui ont pointé du doigt les failles du modernisme. Le mouvement dit des « Pylon Poets » en Angleterre, les « Chicago Poets », la « Harlem Renaissance », la « Beat Generation » ou les tenants de la poésie confessionnelle aux États-Unis, se sont affirmés par leur mise en lumière des points aveugles d’une certaine conception de l’art, et leurs prises de position en faveur d’une poésie plus démocratique, qui cherchait à s’ancrer dans l’expérience du sujet et son rapport à la société et à la culture dominante. Les lecteurs et lectrices du modernisme ont dû se confronter à la question des impensés de ces mouvements si prompts eux-mêmes à critiquer les impensés d’autrui. Le machisme et la misogynie, l’esprit de classe, le racisme et l’antisémitisme, les prises de position colonialistes ou impérialistes de figures modernistes majeures nécessitent un retour lucide sur les béances de leurs œuvres.
Cette réflexion sur les failles mène donc à questionner en parallèle la pensée du modernisme, les courants culturels et critiques qui ont défini après-coup les contours et le sens de ces mouvements. Les relectures, les redécoupages et les débats d’idées autour de ces notions ont agité le débat littéraire et théorique des cent dernières années. Plus profondément, ils renvoient à une faille première, dont les artistes du début du siècle étaient hautement conscients : celle qui divise la théorie de la pratique. La réflexion sur le modernisme fait apparaître les failles des appareils classificatoires et théoriques qui portent sur la littérature ; comme le remarquent Derek Attridge et Daniel Ferrer dans l’introduction à Post-structuralist Joyce, Essays from the French : « any reader cannot but feel that the text constantly overreaches the landmarks established by any theory ». Cela vaut en particulier pour certaines oppositions classiques : entre élitisme et culture populaire, entre engagement et repli vers l’apolitique et l’art pour l’art. Face à ces simplifications, qui appellent à voir le modernisme selon des dichotomies trop simples, c’est l’exploration plus en détail, la focalisation sur les vides et les failles, qui fait ressortir la richesse et la complexité des artistes en question.
Conscients de la richesse offerte par le sujet, et pour ouvrir la conversation à toutes ces nuances, au dénivelé entier de la pensée sur les failles et le modernisme, le panel accueillera avec enthousiasme les propositions portant sur :
-La critique des failles politiques, culturelles, scientifiques et civilisationnelles contemporaines dans des écrits modernistes.
-La conceptualisation moderniste de la psyché comme fragmentaire, brisée ou irréductible à la synthèse.
-Les failles littéraires de mouvements précédents ou contemporains au modernisme, et la relecture critique comme processus fondamental de la définition de soi des artistes modernistes.
-Les critiques adressées aux artistes modernistes par d’autres courants, les questions d’ « anti-modernisme » et de résistances au sein du monde artistique au cours du XXe siècle.
-Les lignes de faille entre la pratique des artistes et la conceptualisation du modernisme en tant que concept critique et académique.
-Les questionnements philosophiques autour de la faille dans le modernisme, notamment dans une perspective post-structuraliste, post-coloniale, féministe ou LGBTQIA+.
Les propositions (300 mots) devront être envoyées avant le 1er décembre à Olivier HERCEND (ohercend@yahoo.com) et Patricia GODI (patriciagodi@orange.fr).
The notion of “modernism”, in all its complexity and multiplicity, refers to a series of eruptions and tectonic disruptions, which shook the world of the arts and still looms large in the background of contemporary culture, like the Chaîne des Puys-Faille de Limagne on the horizon of this conference, to be held in 2022 in Clermont-Ferrand. Our panel proposes to set out and explore these mountain ranges: their continuities and elevations, but also what is broken, incoherent and violently destructured about them. Indeed, for us habitual climbers of these imposing monuments, the fault lines appear as intriguing and tempting as the highest peaks.
Thinking about fault lines is a familiar experience in modernist criticism. Modernism is founded on the consciousness of the limits and underlying vulnerability of a certain conception of modernity. The crises and wars that shook European civilisation opened increasingly wide chasms, only superficially masked by ideological and cultural compromises which brought their strictures to bear on the world of arts. The often violent reactions to these constraints are at the heart of many modernist stances, sometimes as widely diverging as that of Marinetti or Beckett, as well as H.D. or Woolf. As Sarah Cole asserts in At the Violet Hour: Modernism and Violence in England and Ireland, “modernism [is] essentially and deeply concerned with violence, given its commitment to deconstructing great cultural institutions that are fundamentally sustained by violence, such as gender, social hierarchy, and empire, and to exploring the human psyche”.
The questions of human failings represent the more intimate counterpart to these explorations. This appears in the concept of experience as expressed in T.S. Eliot’s PhD thesis, which echoes the maxim in “Tradition and the Individual Talent”: “the more perfect the artist, the more completely separate in him will be the man who suffers and the mind which creates.” It underlies the psychic meandering of Joyce’s prose, which in Jacques Lacan’s seminar served to illustrate, the “forbidden geometry of the imaginary”. Ideas such as that of the subject, of persona and impersonality in Eliot or Pound, the psychological breakdown which forms the absent centre of Wyndham Lewis’s or Ernest Hemingway’s works, appear as so many rifts, translating the fault lines of the world onto the very body and mind of individuals. In the case of Virginia Woolf in particular, we may explore the poetics of fault lines as that which opens within words the breach of the real: “broken words, inarticulate words … But for pain words are lacking. There should be cries, cracks, fissures”. This poetics penetrates a rift glimpsed within daily experience “a vault seemed to open in the zenith of the far blue sky, a shaft which ran up for ever” (“Impassioned Prose”), so breaking the opaque rhythm of history. This leads to an understanding of such moments as that in “Time Passes”: “Some cleavage of the dark there must have been, some channel in the depths of obscurity through which light enough issued” (To the Lighthouse), as fault lines which distort our sense of time and space, opening the text to the flickering light of the distant within the present.
Furthermore, one cannot consider fault lines without asking what forms of art may be used to confront them. Modernist artists struggled against the limits of literary conventions, with the consciousness that they had to reach farther. In essays such as Mr Bennett and Mrs Brown Virginia Woolf theorized these deficiencies at length, as well as the efforts of her contemporaries to go beyond the limitations of this cultural legacy. The study of formal disruptions as so many ways of breaking down the status quo, recontextualises the idea of experimentation in the vein of Marjorie Perloff’s The Futurist Moment: Avant-Garde, Avant Guerre and the Language of Rupture for instance. The exploration of margins, of spaces of silence, of grammatical and syntactic breaks within modernist works, as well as translations, multilingualism and intermediality offer a glimpse into the positivity of rifts, which can be construed as spaces of liberation and for the dissemination of writing.
It is not however sufficient to say that modernism was interested in the idea of fault lines, when the very notion of “modernism” is itself an open-ended concept, with its own breakdowns and rifts. Breaches and ruptures touch the very marrow of modernism, psychological breakdowns and experiences of fracture, violence and abrupt separations preside over the destinies of the artists themselves, sometimes to the death. This dynamic appears particularly in autobiographical writings, for instance in F. Scott Fitzgerald’s “The Crack Up”, which starts with the affirmation: “Of course all life is a process of breaking down”.
It is necessary, when talking about fault lines, to speak of wars, of ideological splits, of arguments and diseases and regrets and the decisive impact that they had on modernist works. It is also necessary not to forget all the patching up, the stitches and the healing processes that helped artists work through the chaos – a topic which should be at the heart of the 2024 SEM international conference, on modernist “therapeutics”. Cross-readings and criticism between modernist writers, debates over artworks and movements delineate their own fault lines. Moreover, the discussion would be incomplete if we failed to remember those who pointed out the failings of modernism. The “Pylon Poets” movement in England, the “Chicago Poets”, the “Harlem Renaissance”, the “Beat Generation” and the writers of confessional poetry in the United States, affirmed their own identities by shedding light on the blind-spots of certain conceptions of art, and by taking stances in favour of more democratic poetry, trying to root their art in the experience of subjects in relation to society and the dominant culture. Readers of the modernist canon had to confront themselves with questions that had remained outside the ken of these movements, which had been so prompt to criticise the prejudices of others. The male chauvinism and misogyny, class prejudice, racism or antisemitism, colonialist and imperialist stances of major modernist figures require serious assessment and criticism which takes into account what is missing in their works.
This reflection on the fault lines within modernism cannot but open up a parallel line of questioning, into the way modernism was conceptualised, that is to say the cultural and critical movements that defined and delineated the meaning of these artistic movements after the event(s). Over the past hundred years new readings, new mappings and debates over the notion of modernism have stirred complex literary and theoretical discussions. It may be argued that they all refer back to a primary rift, of which artists from the start of the twentieth century were acutely conscious: the rift between theory and practice. Reflecting on modernism draws out the deficiencies of the classifications and theoretical apparatus of literary studies; as Derek Attridge and Daniel Ferrer noted in their introduction to Post-structuralist Joyce, Essays from the French: “any reader cannot but feel that the text constantly overreaches the landmarks established by any theory”. This is particularly true of certain classical oppositions: between elitism and popular culture, between involvement and a retreat toward a-political art pour l’art. These simplistic dichotomies must be opposed by a more thorough exploration, focussing on empty spaces and breaks, in order to cast new light on the rich and complex experience of modernist artists.
Being keenly aware of the vastness of the topic, and in order to open up the conversation to all its nuances and give a panoramic view of what can be said about fault lines and modernism, the panel will show particular interest in proposals that focus on:
-Modernist writings dealing with contemporary political, cultural, scientific or civilisational breakdowns.
-Modernist conceptualisations of the psyche as fragmentary, broken or irreducible to synthesis.
-The literary failings of earlier movements or of modernist endeavours, and the decisive importance of the process of critical reappraisal as tools of self-definition for modernist movements and artists.
-The criticism of modernist artists by other sources and movements, questions of “anti-modernism” and resistance within the artistic world in the 20th century.
-The fault lines between the practice of artists and the theoretical framework around “modernism” as an academic field and critical concept.
-Philosophical questions around the notion of fault lines in modernism, especially from a post-structuralist, post-colonial or LGBTQIA+ perspective.
Proposals (300 words) should be sent before December 1st, to Olivier HERCEND (ohercend@yahoo.com) and Patricia GODI (patriciagodi@orange.fr).